Chemin de thérapeute
**Quand le thérapeute trébuche sur lui-même :
Comprendre avec compassion ceux qui veulent guérir sans avoir encore osé se rencontrer**
Il est des chemins humains où le paradoxe devient si subtil qu’il peut passer inaperçu même aux yeux les plus attentifs.
Parmi eux se trouve celui du thérapeute — celui ou celle qui, appelé à écouter le monde, ne s’est pas encore donné l’espace d’écouter sa propre vie.
Nous avons parfois tendance à imaginer le thérapeute comme une figure certaine, stable, enracinée. Mais la réalité est plus complexe, plus humaine, et infiniment plus touchante : beaucoup de thérapeutes sont des êtres profondément blessés qui ont choisi la voie de l’autre parce qu’ils ne savaient pas encore comment ouvrir la porte vers eux-mêmes.
Ce texte n’est pas un jugement.
C’est un miroir posé avec douceur, pour comprendre ce qui se joue lorsqu’un thérapeute accompagne les autres tout en portant secrètement le poids de ses propres chambres obscures.
1. L’intention la plus pure peut cacher la blessure la plus vive
La plupart des thérapeutes entrent dans la profession avec une intention véritable : aider, soutenir, offrir ce qu’ils auraient aimé recevoir. Il n’y a rien de plus noble. Mais derrière cette générosité peut se dissimuler — sans culpabilité — une blessure ancienne, un appel, un besoin non nommé : celui d’être soigné en soignant.
Jung l’avait parfaitement perçu lorsqu’il disait :
« Nous ne devenons éclairés qu’en rendant conscient ce qui est obscur en nous ; et cela commence souvent par l’autre. »
Aider devient alors une façon d’approcher son propre monde intérieur… sans encore oser y entrer.
Non par manque de courage, mais par ignorance de la porte, ou par peur de la traversée.
Il ne s’agit jamais de mauvaises intentions :
• Le thérapeute prend soin, car il connaît la douleur.
• Il écoute, car il a longtemps manqué d’écoute.
• Il accueille, car une partie de lui n’a jamais été accueillie.
Sa pratique n’est pas une fuite : c’est un appel. Un appel encore maladroit, mais un appel vers la guérison.
2. Quand soigner l’autre devient une manière de préserver son propre équilibre
Certains thérapeutes se sentent vivants lorsqu’ils accompagnent.
Ils tiennent debout parce que les autres s’adossent à eux.
Ce mécanisme n’est ni pathologique ni honteux.
Il est profondément humain.
La psychologie analytique parle ici d’un phénomène appelé investissement compensatoire : nous mettons dans l’autre ce que nous avons du mal à toucher en nous-mêmes.
Ainsi, un thérapeute peut devenir :
• un refuge pour des blessures qui ressemblent aux siennes,
• un guide pour des chemins qu’il n’a pas encore empruntés,
• un témoin des transformations qu’il espère sans pouvoir les vivre encore.
Le patient avance — et c’est authentiquement beau — mais le thérapeute reste immobile dans une bienveillance fatiguée.
Cela ne signifie pas qu’il fait mal son travail.
Cela signifie qu’il s’oublie en chemin.
3. La grande confusion : croire que connaître suffit à se connaître
La psychologie possède un piège discret : l’illusion que la compréhension intellectuelle équivaut à la transformation intérieure.
On peut tout savoir des archétypes, de l’ombre, des complexes, de la projection, et pourtant rester étranger à son propre cœur.
Marie-Louise von Franz disait avec lucidité :
« La connaissance théorique est le plus sûr moyen d’éviter l’expérience. »
Le thérapeute sait nommer ce qu’il traverse… mais n’ose pas encore le traverser.
Et c’est là une douleur fine, presque invisible : celle de sentir la vérité sans pouvoir encore l’habiter.
Il y a là une immense compassion à offrir :
beaucoup de thérapeutes vivent cette tension silencieuse et ne savent pas à qui la confier.
4. L’inévitable retour de l’ombre : ce que le thérapeute ne regarde pas en lui revient du dehors
Dans le parcours du thérapeute, un moment arrive toujours — avec douceur ou brutalité — où l’ombre qu’il n’a pas affrontée vient frapper à la porte.
Non pour punir, mais pour rappeler.
Jung l’exprimait ainsi :
« Ce que nous refusons de voir en nous revient dans notre vie comme un destin. »
Cela peut prendre la forme :
• d’une fatigue chronique,
• d’un sentiment d’imposture,
• d’un épuisement empathique,
• d’un lien transférentiel qui déborde,
• d’une perte de sens,
• ou d’un symptôme personnel qui persiste malgré tout le savoir accumulé.
Ce n’est pas un échec.
C’est exactement l’invitation que la vie avait prévue pour que le thérapeute commence enfin son propre voyage.
5. Le cœur du problème : ils veulent tellement aider qu’ils s’oublient eux-mêmes
C’est là le paradoxe le plus tendre, le plus bouleversant.
La grande majorité des thérapeutes qui n’avancent pas dans leur propre processus ne sont ni paresseux ni dans le déni :
ils sont pleins de cœur, mais vidés de soin pour eux-mêmes.
Ils donnent sans compter.
Ils accueillent, sillonnent, accompagnent.
Ils portent les histoires des autres avec une empathie immense.
Mais ils ne savent pas comment déposer leur propre histoire.
Ils savent ouvrir des portes pour les autres,
mais n’ont personne pour leur tenir la poignée lorsqu’ils tremblent.
C’est pourquoi la psychologie analytique insiste tant sur l’analyse personnelle du thérapeute : non pas comme une règle, mais comme un espace où il peut enfin avoir le droit de ne pas être celui qui tient tout.
6. Le passage vers la maturité : devenir un thérapeute authentique commence lorsque l’on cesse de se juger
Le thérapeute grandit le jour où il découvre que :
• sa fragilité n’est pas un échec,
• sa blessure n’est pas une honte,
• sa difficulté n’est pas une faute,
• et que le temps qu’il lui faudra est le bon temps.
Jung disait :
« La blessure est le lieu où la lumière entre en nous. »
Le thérapeute véritable n’est pas celui qui n’a plus de blessures,
mais celui qui en fait un chemin plutôt qu’une forteresse.
Il ne se sent pas au-dessus du patient,
mais côte à côte avec lui,
dans cette humanité partagée où chacun apprend à se tenir un peu plus droit, un peu plus ouvert, un peu plus vivant.
7. Conclusion : la compassion comme voie de réconciliation avec soi-même
Laissons tomber les jugements rapides sur les thérapeutes qui n’ont pas encore trouvé leur propre guérison.
Ce sont peut-être les êtres les plus courageux, car ils ont choisi de vivre dans les zones où les autres viennent déposer leurs larmes.
Leur difficulté n’est pas un signe d’incompétence,
mais un signe qu’ils ont besoin, eux aussi, d’un espace où déposer leurs tempêtes.
La guérison n’est pas un prérequis à la pratique :
c’est un chemin qui s’accomplit en même temps qu’on accompagne.
Lorsque le thérapeute ose enfin se rencontrer,
son regard devient plus humble,
sa présence plus vraie,
son accompagnement plus habité.
Alors, il cesse de soigner pour éviter de souffrir
et commence à soigner depuis un espace où il a lui-même été visité par la transformation.
C’est là que naît le véritable thérapeute :
dans la lente maturation d’une âme qui apprend à s’aimer autant qu’elle aime les autres.
